BORGNE
Une pause dans le chaos

On dit souvent que les Suisses sont lents, eh bien il va falloir faire une sérieuse mise à jour des clichés du genre car après le très bon album Y de Borgne paru l’an dernier (présenté alors sur notre site web), voici déjà son successeur intitulé Temps Morts. Née dans l’antre helvète de Bornyhake et Lady Kaos, cette dixième bombe de Black Metal industriel casse là aussi les clichés du genre, repoussant les barrières une fois de plus dans la musique extrême électronique de Borgne en cette période actuelle plutôt chaotique que nous avons tous vécu (et vivons encore plus ou moins), période cependant propice à la créativité, même si chez son leader, c’est inné et totalement naturel… [Entretien avec Bornyhake (guitare, chant, programmation, compositeur), et Lady Kaos (claviers) par Seigneur Fred – Photos : DR]

Comment s’est passée du coup pour Borgne l’année 2020 avec cette pandémie qui n’en finit toujours pas actuellement ? Quelles ont été les critiques en général de Y d’après le public et la presse car de notre côté nous l’avions fort bien aimé cet album ? Quel bilan en dressez-vous de votre côté ?
Bornyhake : Pour ma part, l’année 2020 a été très mouvementée au niveau personnel et familial, j’avoue que l’annulation de nos concerts a été quelque chose de dur à vivre, mais en même temps, j’avais vraiment besoin d’un break social forcé pour diverses raisons, donc l’un dans l’autre, c’était plutôt bénéfique. J’ai par la même occasion pris de la distance avec la scène et la musique en général (ce qui ne m’a pas empêché de composer et sortir des albums). Du coup, je peine à dire si les critiques furent bonnes. J’essaie de ne pas trop lire les critiques en général.

Bornyhake, lors de notre précédent entretien il y a un peu plus d’un an, tu m’avais confié vouloir faire davantage de concerts et de live sans pour autant faire de grandes tournées avec Borgne qui demeurait un groupe ou projet studio. Qu’en fut-il ? Est-ce que vous avez pu faire quelques concerts ici ou là en 2020, en Suisse ou ailleurs en Europe devant un petit public assis et masqué et à bonne distance, ou bien tout fut réduit à néant à ce sujet ?
Bornyhake : Nous avons reçu pas mal de propositions pour faire des lives et aussi du streaming, mais nous avons préférés garder notre énergie pour faire des vrais live avec un vrai public donc, non, la dernière date en 2020 a été au festival In Theatrum Denoniumm à Denain,  chez vous en France, juste avant le « stand-by » mondial.

Est-ce pour cela que revient déjà avec ce dixième album studio nommé Temps Morts ? Borgne semble s’être vite remis à la tâche (composition, écriture, enregistrement studio…) par conséquent pour tuer le temps, donnant naissance à présent à Temps Morts et d’où son titre peut-être ? Moi qui croyais que les Suisses avaient pour coutume d’être lents…  (rires)
Bornyhake : L’album était déjà prévu et composé avant l’arrivée du covid, mais nous avons du coup pris le temps de l’enregistrer et de le mixer sans stress. Ce titre, « Temps Morts », colle parfaitement avec la pandémie et ses mesures, mais c’est aussi un « Temps Mort » personnel et intérieur. Je ne fais pas de musique pour tuer le temps. C’est une forte passion, un besoin de sortir ce qu’il se passe dans ma tête. C’est un processus sans fin sans break.  Sinon, oui la Suisse est lente, je trouve, même si c’est un cliché.

Plus sérieusement, quels ont été les rôles cette fois par conséquent de tes collaborateurs au sein de Borgne : Onbra (guitare), Lady Kaos (claviers), et D (bassiste) ou Basstard (votre nouveau bassiste ?) ou bien toi seul, Bornyhake, tu as tout écrit et composé et interprété cette fois du fait peut-être des confinements et limitant les répétitions à moins que vous ne composiez ou n’enregistriez déjà tous à distance chacun par internet dans vos locaux/studios/maisons respectives et finalement cette pandémie n’a rien changé de spécial dans votre méthode de création artistique pour Borgne ?
Bornyhake : La pandémie n’a rien changé à notre façon de composer et enregistrer l’album, je compose le tout dans ma tête dans les détails ensuite, j’enregistre quasiment tout et finalement, je demande à Lady Kaos d’enregistrer ses parties à distance. Pour lignes de basses additionnelles, j’ai demandé à Basstard (qui nous accompagne depuis 2019) de venir dans mon studio pour l’enregistrement. Onbra a écrit tous les textes, comme pour l’album précédent. Nous ne sommes pas un groupe qui jam et répète ensemble, nous travaillons seuls et à distance et pour les concerts, on se voit une fois avant pour une répétition générale. Nous vivons dans quatre cantons différents à plus de cent-cinquante kilomètres de distance et nous avons des agendas blindés, ce qui ne rend les rares répétitions compliquées à organiser.

J’ai trouvé à la première écoute que ce dixième album Temps Morts sonnait plus glacial et plus industriel, et moins diversifié, plus compact avec moins de passages atmosphériques ou acoustique par exemple sauf peut-être sur « I Drown My Eyes into the Broken Mirror »…) que le précédent Y, comme si le côté martial, industriel et froid prédominait sur Temps Morts, rendant l’ensemble hostile, colérique, et plus synthétique comme forme de Black Metal moderne au final. Qu’en penses-tu ? Partages-tu cet avis ?
Bornyhake : Je pense que tu as raison pour le coté glacial et industriel, ce qui suit la logique de l’évolution de Borgne. Mais l’album a un côté plus chaud au niveau énergie, plus direct et brute, plus live en fait. Borgne, contrairement à mes autres projets Enoid et Pure par exemple, a toujours été non conventionnel et ça le sera toujours.

Quel était l’objectif cette fois dans l’approche musicale et lyrique de ce nouvel album unique je crois, sachant qu’Y, le précédent album, clôturait un duo constitué de [∞] et Y donc, et que tu m’avais confié que l’album suivant, Temps Morts donc, serait normalement un nouveau départ pour autre chose ? Ce n’est donc pas le début d’une nouvelle dilogie ou trilogie par exemple, tu confirmes ?
Bornyhake : Alors si je reprends depuis le début, il y a eu la quadrilogie I, II, III, IV ensuite la trilogie Entraves, Royaume, Règne suivi du duo [∞] et Y, Temps Morts sera un album unique pour clôturer la dizaine. Je ne sais pas encore où l’inspiration va me mener.  Borgne V, Tempête de spectre ou λ, autre chose ? Peut-être un album sans titre ? Chaque chose en son temps, mais concept, il y aura.

La première chanson de Temps Morts, « To Cut the Flesh and Feel Nothing but Stillness » pourrait presque être née d’une rencontre artistique inédite entre le côté martial et répétitif d’un Rammstein et les riffs et chant (screams) du Black Metal. Rammstein et d’autres formations Indus et électro/Metal (Godflesh, Ministry, Das Ich ou plus anciennement Kravterk) ont-elles pu vous influencer ici sur Temps Morts ou bien c’est quelque chose de présent depuis le départ chez Borgne dans votre ADN étant donné l’ancienneté du groupe sur la scène helvète depuis 1998 et sa proximité avec l’Allemagne (Rammstein, Das Ich…) par exemple ?
Bornyhake : Je ne peux que confirmer mon attachement à la scène Indus, je ne pense pas que ce soit en rapport avec notre proximité géographique avec l’Allemagne. J’ai développé avec Borgne, un black metal sans limites qui oscille entre l’indus, l’ambient, le doom et quelquefois un coté symphonique et même folk, mais toujours dans une dynamique de plus en plus déshumanisée.

Te sens-tu proche de la mouvance artistique plus récente entreprise par le musicien français Vindsval de Blut Aus Nord (également fondateur du projet Yerûšelem) avec ses sonorités froides et électroniques utilisées de plus en plus dans le Black/Dark Metal renouvelant tout un genre depuis près d’une décennie maintenant et à laquelle Borgne contribue aussi en repoussant sans cesse les limites du genre et en utilisant cette boîte à rythme qui peut cependant aussi en repousser plus d’un (true black métalleux) ? (sourires)
Bornyhake : Je ne me sens pas tellement partie d’un mouvement, j’agis sans me préoccuper de ce que font et pensent les autres. J’utilise de la boite à rythme depuis le début avec Borgne et je ne vois pas comment cela pourrait être autrement. C’est réellement jouissif pour moi (je pense aussi parler pour mes collègues de scène) d’entendre dans les retours sur scène cette boite à rythme mécanique, électronique et un peu folle. Le premier live a été un test au niveau de l’utilisation de la boite à rythme sur scène, mais nous avions été tous d’accord sur le fait que personne ne pourra remplacer cet instrument et c’est sans aucun doute ce qui donne notre son Industriel. Pour ce qui est des true black metalleux je pense que ça fait longtemps qu’ils nous ont laissés tombés !! (rires)

Il y a plusieurs growls interprétés en anglais ou en français sur l’album Temps Morts comme sur le morceau « L’Écho de mon Mal » par exemple. S’agit-il d’invité(s) spécial/spéciaux ici ? Ou alors est-ce toi, Bornyhake, qui assure ces divers growls en plus des screams black afin d’apporter ici un peu de diversité vocale sur les différentes chansons ?
Bornyhake : J’ai enregistré moi-même toutes les pistes de voix, il n’y a aucuns guest sur cet album. Toujours dans un état d’esprit live, j’ai balancé quelques backing vocaux qui seront interprétés sur scène par Onbra et Baastard.

Sinon, que répondez-vous aux fans de Black Metal et Metal en général allergiques aux boîtes à rythmes et programmation s’il fallait les convaincre d’écouter Borgne coûte que coûte ?
Bornyhake : Je leur dirais que contre les allergies il y a des antihistaminiques et qu’on ne peut pas dire que l’on n’aime pas si on n’a pas essayé… (rires) Et je leur dirais « circulez, il n’y a rien à voir ici » sinon j’ai pas envie de convaincre qui que ce soit d’écouter Borgne. Personnellement, quand on essaye à tout prix de me faire écouter un truc, je vais justement ne pas aller écouter. Par contre, je leur suggérerai de venir au premier rang pendant un de nos lives.

Quelques mots à présent sur cet artwork apocalyptique et contemporain de Temps Morts ? On y voit comme des puits de pétrole en action (feux) au loin, une église ou cathédrale transformée en usine, avec des silhouettes ou des ombres de moines dans une atmosphère grisâtre et polluée… Borgne est-il un groupe révolutionnaire et écologique peut-être ? (sourires)
Bornyhake : Je fais partie de ces gens qui pensent qu’il faut un minimum prendre soin de notre habitat. Chacun pourra faire sa propre analyse et son point de vue de la pochette comme pour les précédents d’ailleurs. La seule piste que je vais donner c’est, dualité, introspection, déshumanisation, destruction et chaos.

Enfin, j’avais une ou deux questions à ton attention, mystérieuse dame Lady Kaos : quel a été son rôle cette fois précisément sur Temps Morts ? Pourrait-elle apporter quelques douceurs vocales avec un chant clair féminin (comme cela avait été fait subtilement avec la chanteuse grecque Rubi Bouzioti (que Bornyhake avait côtoyé avec le groupe Kawir) sur un titre de l’album Y (« A Hypnotizing, Perpetual Movement That Buries Me in Silence »), ou bien son rôle est à jamais cantonné à l’exécution de quelques claviers dans les limbes helvètes de Borgne ? (sourires)
Lady Kaos : Mon rôle n’a pas changé dans ce nouveau opus, si apporter de la douceur m’intéressait je ne serais certainement pas dans ce projet, je suis claviériste au sein de Borgne, donc l’exécution des claviers c’est bien mon rôle.

Et fais-tu toujours partie du groupe néerlandais Asagraum en tant que claviériste maquillée de session live (quand il y aura des concerts) et Ipsum ? Quelle est son actu en dehors de Borgne sinon ?
Lady Kaos : Malheureusement la pandémie a retardé quelques projets que j’ai en dehors de Borgne, ce stand-by devrait bientôt se régler et permettre des annonces officielles. Quant aux projets cités, j’ai quitté Ipsum il y vingt ans, je n’ai été présente que dans le premier album. Concernant Asagraum, j’ai toujours été membre en tant que guest pour des sets particuliers, il n’est pas impossible que ça se répète, en tant que claviériste « maquillée » ou pas.

En conclusion : quels sont les projets pour Borgne pour cette année 2021 ?  Si bien sûr vous restez optimistes et continuez à faire des projets notamment live ??! Ferez-vous partie de l’affiche 2022 du Festival LADLO à Nantes ou Paris, festival reporté une nouvelle fois de plus cette année ? Ou bien au contraire, vous continuez d’expérimenter en studio à la maison tant que cette pandémie continue ce qui finalement est propice à la créativité… ?
Bornyhake : Je pense que 2021 sera notre « temps mort » justement. Je ne pense pas enregistrer un album et pour les lives, quand cela sera possible, nous serons là, pour le moment rien n’a été annulé, mais juste reporté à 2022.

CHRONIQUE ALBUM

BORGNE
Temps morts
Black Metal/Indus
Les Acteurs de l’Ombre Prod.

Quelle rigueur de productivité et de qualité de la part de nos amis suisses ! Un an à peine après le déjà très bon album Y à l’artwork rouge sombre inquiétant et douteux, nous restons dans le même type d’ambiance bien dark et déshumanisée avec ce dixième album au concept toutefois unique ici, Temps Morts ne s’intégrant dans aucun dyptique ou trilogie comme comme [∞] et Y le furent ou Entraves de l’Âme, Royaume des Ombres, et Règne des Morts. Musicalement, Borgne expérimente encore pour notre plus grande curiosité, en cassant ses propres codes, preuve d’une créativité infinie. Si « To Cut the Flesh and Feel Nothing But Stillness » ouvre le bal sur des sonorités martiales à la Rammstein, la suite reste très dark et glaciale, moins atmosphérique que par le passé, mais on retrouve cependant une énergie plus directe, et toujours ses envolées symphoniques appuyées par les claviers de la mystérieuse Lady Kaos (Asagraum (live)) rappelant quelque peu Limbonic Art (« Where the Crown Is Hidden »). Pas de répit pour Borgne donc, et vivement les concerts ! [Seigneur Fred]

Publicité

Publicité